Comment en sommes-nous arrivés là ?  Un récit jusqu’en 2013

TLe contrat de bail original – 1878

De nombreuses sources publiques ont décrit le document original qui a servi de base à notre action en justice.  Au début de l’année 1878, un Autrichien portant le magnifique nom de Gustavus von Overbeck travaillait pour une entreprise anglaise appelée Dent Brothers.  Les Dent étaient à la recherche d’un port de choix susceptible de constituer un comptoir commercial en Asie du Sud-Est.  Ils tombèrent sur une parcelle au nord de Bornéo jouxtant Brunei.  Overbeck a d’abord pris contact avec le sultan de Brunei pour lui demander de louer le terrain.

Il s’agissait bien d’un bail, d’ailleurs.  C’est l’une des problématiques les plus vexantes aujourd’hui, car rien n’irrite plus la Malaisie que de laisser entendre qu’elle ne détient qu’un bail sur le territoire.

Un contrat aurait été signé avec le sultan de Brunei. La question de savoir s’il a été payé est une question perdue dans le temps.  Quoi qu’il en soit, le sultan de Brunei aurait dit à Overbeck que la terre ne lui appartenait pas ; son ancêtre l’avait donnée au sultan de Sulu, de l’autre côté de la mer, quelques siècles plus tôt.

Pour s’assurer de sa situation juridique, Overbeck se rendit à Sulu pour y rencontrer le Sultan.  Il fut accompagné par William Treacher, consul général [britannique] par intérim pour le nord de Bornéo.  Treacher était également accompagné de son traducteur. Nous connaissons la suite des événements grâce à l’abondante correspondance de Treacher avec le Foreign Office (ministère des Affaires étrangère).  Cette correspondance se trouve aux Archives nationales du Royaume-Uni, à Kew, au sud de Londres. Treacher demanda au Sultan combien lui portaient profit ses territoires de Bornéo.  Le Sultan répondit qu’il tirait 5 000 dollars par an des ressources naturelles, qui consistaient alors en nids d’oiseaux et en perles de semence.   Sur cette base, la compensation prévue dans le contrat fut fixée à 5 000 dollars par an, en échange de l’utilisation illimitée des territoires de Bornéo du Sultan.

Quelqu’un a prépara l’accord en Jawi, une forme de Malais traditionnel en écriture arabe.  Le Sultan y apposa son sceau et l’affaire fut ainsi conclue.

La raison pour laquelle l’indemnisation était libellée en dollars n’est pas claire, ni d’ailleurs de quels dollars les parties parlaient.  Il n’en reste pas moins que l’accord visait à indemniser intégralement le Sultan pour la perte de sa capacité à exploiter les ressources de son territoire dans le nord de Bornéo, et que les frères Dent (et Overbeck) ont pu en faire ce qu’ils voulaient, dans le cadre du contrat.

Comme la version de contrôle de l’accord était en jawi, ce que nous savons du document nous parvient de seconde main – à moins de lire le Jawi, qui est un domaine très spécialisé.  La difficulté dont nous entendons le plus parler est la signification du mot pajakkan : Vous pourriez le traduire par « grant and cede » (c’est-à-dire une cession permanente), alors que le gouvernement philippin, les requérants et ‘autres le traduisent par « lease » (bail). Tout comme Google…

Cette dernière traduction est plus crédible, étant donné la structure de l’accord – un paiement annuel.  Une cession complète aurait impliqué un paiement unique, comme l’achat supposé de Manhattan par les Néerlandais en 1626 pour 60 florins.

De plus, Treacher et les représentants de la Dent font référence au territoire dans leurs rapports contemporains en tant que « bail » ou « location ».  Ils utilisent ces termes de manière interchangeable avec le terme « cession ».  Là où cession (en langage moderne) est ambigu, bail et location sont sans ambiguïté.  La partie britannique demanda un bail, a obtenu un bail et a payé pour un bail.

L’autre disposition de cet ancien accord – et celle qui fait que nous en discutons aujourd’hui au lieu de languir dans des archives poussiéreuses – est celle qui concerne le règlement des différends.  Là encore, les traductions diffèrent légèrement, mais pour reprendre la traduction de la version sur laquelle s’appuie la Malaisie, elle stipule ce qui suit :

Au cas où un différend surviendrait entre Son Altesse le Sultan, ses héritiers ou ses successeurs et ledit Gustavus Baron de Overbeck ou sa Compagnie, il est convenu que l’affaire sera soumise au Consul général de Sa Majesté britannique à Bornéo.

C’est cette disposition que nos avocats ont utilisée pour faire valoir que l’accord contenait une clause d’arbitrage.  La Malaisie affirme qu’il n’y a pas de clause d’arbitrage.  Un ministre malaisien affirme joyeusement que le mot « arbitrage » n’apparaît pas dans l’accord. Étant donné que le mot « arbitrage » n’existe pas en jawi et que le jawi est la langue archaïque dans laquelle l’accord signé a été rédigé, il serait très suspect que ce mot apparaisse dans un document datant de 1878 !  Une clause d’arbitrage est une clause qui établit l’intention de recourir à une tierce partie afin de trancher un litige.  Lisez la citation ci-dessus.  Les tribunaux français et espagnols (ainsi que le bon sens) ont jugé qu’il s’agissait d’une clause d’arbitrage.

Le Consul général en exercice, incidemment, à l’époque n’était autre que le M. Treacher qui avait été témoin de l’accord – bien qu’il ait rapidement démissionné du Foreign Office pour prendre la tête de la North Borneo Charter Company, nouvellement créée.  Certaines choses ne changent pas.

(Soit dit en passant, un juge français a rendu une décision le 6 juin 2023 en faveur de la Malaisie.  Après avoir dit qu’il y avait clairement un bail et une clause d’arbitrage (décisions désastreuses aux yeux de la Malaisie), il a néanmoins décidé que lorsque la clause d’arbitrage de 1878 désignait le Consul général britannique comme le futur arbitre pour les générations à venir, il s’agissait en fait de cet individu, M. Treacher, bien que les signataires ne l’aient pas spécifiquement nommé.  Il s’agit là d’une évaluation étrange de la part du juge, étant donné que Treacher lui-même n’était pas le titulaire permanent du poste consulaire et qu’en effet il dirigera la compagnie dans les trois ans qui suivirent. Dès ce moment-là, il n’aurait plus été une tierce partie !)

Le bail à l’époque de la North Borneo Charter Company

La Compagnie reçut sa charte officielle en 1881 ; Dent et Overbeck transférèrent leurs droits en vertu de l’accord à la Compagnie, et celle-ci commença à effectuer des paiements aux sultans successifs de Sulu.  Il y eut quelques hauts et quelques bas, notamment la rébellion de Mat Salleh dans les années 1890, dont il en résulta l’incendie de Jesselton, la ville que la Compagnie avait construite (aujourd’hui Kota Kinabalu), nécessitant le Sultan à intervenir afin d’aider à la sécuriser.  (Pourquoi aurait-il fait cela s’il avait vendu l’ensemble du territoire ?)

Mais dans l’ensemble, la compagnie se développa sans heurts et paya plus ou moins dans les temps rapidement.  Le montant est passé à 5 300 dollars en 1903, avec effet rétroactif à 1878, à la suite de la reconnaissance mutuelle de l’inclusion dans l’accord de certaines îles situées autour de Bornéo Nord. De là montant restera bloqué, jusqu’en 2013.

Nous pouvons maintenant avancer rapidement à travers les décennies.  Le Sultan Jamalul Kiram II, qui a accédé au pouvoir en 1894, a régné jusqu’à sa mort, sans enfant, en 1936.

Les États-Unis, qui ont hérité des Philippines après la guerre hispano-américaine de 1898, n’avaient guère de temps à consacrer à la royauté.  En 1915, les Américains ont dépouilleront le Sultan de l’autorité politique qui lui restait sur la province de Sulu, ne le laissant qu’en figure de proue.  La Compagnie rapidement demanda si cela signifiait que les États-Unis prétendaient désormais exercer une influence sur les possessions du Sultan à Bornéo, désormais administrées par la Compagnie ; les États-Unis ont répondu par la négative, et la paix coloniale a perduré.

L’héritage

En 1936, Jamalul décéda sans enfant.  Il laissa un testament dans lequel il désigne ses nièces, ses neveux et un frère (pas le père de ces nièces et neveux) comme héritiers de sa succession.  La succession de son titre royal aux Philippines était ambiguë.  Mais l’héritage de ses terres et de ses biens – y compris ses droits sur Sabah – relevait de son testament.  Personne ne l’a jamais contesté.  Presque immédiatement, une personne sans lien de parenté à Sulu s’est déclarée sultan.

La Compagnie se trouve alors confrontée à un dilemme : jusqu’à présent, il n’y avait pas eu de controverse sur la question de savoir qui était le propriétaire légitime du contrat et, par conséquent, le bénéficiaire des 5 300 dollars annuels.  Mais à présent, deux factions différentes le réclament : les héritiers du défunt sultan et le nouveau sultan autoproclamé.

Les héritiers ont introduit une réclamation auprès de la Compagne afin de faire valoir leurs droits.  La Compagnie ne conteste pas qu’elle doit des loyers ; elle veut simplement établir qui est l’ayant droit au paiement.

La demande a été entendue par Charles Macaskie, le gouverneur adjoint de la Compagnie (également juge en chef).  Il décida que les héritiers étaient dans leur droit . Était donné que le défunt Sultan avait été dépouillé de son autorité politique, confirma Macaskie, les paiements de la Compagnie devaient lui avoir été versés à titre personnel.  Par conséquent, son droit au paiement devait être transmis aux héritiers désignés dans son testament, et non à celui qui se désignait comme le prochain sultan de Sulu.

Ainsi, à partir de 1939, les paiements annuels ont été versés aux neuf héritiers du sultan Jamalul et à leurs descendants, selon les parts qui leur avaient été attribuées conformément au testament de Jamalul (le frère de Jamalul étant décédé au moment où l’affaire a été portée devant les tribunaux, ses enfants ont rejoint les autres nièces et neveux en tant que bénéficiaires, partageant entre eux les parts du frère).  Nous, les Demandeurs dans l’arbitrage, sommes les descendants de ces nièces et neveux établis par le tribunal.  Personne d’autre ne l’est.

Le soleil colonial britannique et l’indépendance

Le nord de Bornéo a été envahi par le Japon pendant la Seconde Guerre mondiale.  Après l’occupation, la Charter Company était  en faillite. Le gouvernement britannique a pris le relais.  Il a notamment pris soin (le Premier ministre britannique Attlee l’a autorisé personnellement) de reprendre immédiatement les paiements annuels aux héritiers.  La Malaisie a fait de même lorsque le nord de Bornéo – aujourd’hui appelé Sabah – est devenu un État constitutif.  À un moment donné dans les années 1960, l’obligation annuelle en dollars a été unilatéralement convertie en dollars malais (ringgit), et les paiements se sont poursuivis, comme indiqué ci-dessus, jusqu’en 2013.

Tout cela n’aurait sans doute été qu’une anecdote historique si l’économie de Sabah n’avait pas connu une grande transformation : le pétrole.  Dans les années 1970 et 1980, de vastes quantités de pétrole et de gaz naturel ont été découvertes au large des côtes du Sabah. Sabah est passé d’une potentielle intéressante destination écotouristique à une dynamo économique pour la Malaisie.

Les héritiers s’en sont rendu compte.  Il ne leur a pas échappé qu’ils recevaient 5 300 RM par an (environ 1 150 USD) pour un territoire qui générait des milliards par an pour la Malaisie.  Comme le montre le dossier de l’arbitrage, les héritiers, nos prédécesseurs, ont demandé à plusieurs reprises dans les années 1980, 1990 et au-delà d’augmenter le montant du paiement annuel afin qu’il reflète plus équitablement l’accord initial selon lequel le sultan n’allait pas être lésé en perdant sa capacité d’exploiter le territoire.  Ces demandes sont restées sans réponse.

Puis vint l’année 2013.  Il est incontestable qu’un groupe d’hommes basés à Sulu, dont certains étaient armés, est arrivé sur les côtes de Sabah et a déclaré qu’il y resterait.  Le gouvernement malaisien leur a lancé un ultimatum pour qu’ils quittent les lieux, ce qu’ils ont ignoré.  Des combats ont éclaté, faisant plusieurs morts parmi la police malaisienne et des dizaines de Philippins décédés.

Nous, les héritiers et les Demandeurs dans l’arbitrage, n’avons rien à voir avec ce qui devint connu comme l’incursion de Lahad Datu.  L’ancien procureur général de Malaisie, Tommy Thomas, l’affirme dans ses mémoires :

L’explication officieuse souvent donnée est que la Malaisie a cessé les paiements en raison de l’incursion armée de 2013 à Lahad Datu, dans le Sabah. Cependant, il semble qu’il n’existe aucune preuve établissant un lien entre les demandeurs de Sulu qui recevaient l’indemnisation annuelle de la Malaisie et les envahisseurs armés de Lahad Datu. Si le gouvernement malaisien disposait de telles preuves, il aurait été prudent d’intenter une action devant la Haute Cour de Sabah à Kota Kinabalu contre les requérants sulu (qui étaient tous connus de notre ambassade aux Philippines où le paiement annuel leur était versé), en demandant au tribunal de Sabah d’ordonner que, parce que les requérants sulu étaient personnellement et directement impliqués dans l’invasion de Lahad Datu, ils avaient perdu leur droit de recevoir des paiements futurs et que la concession de 1878 avait cessé d’être appliquée. Si tel avait été le cas, l’action du gouvernement visant à cesser les paiements aurait reçu l’imprimatur judiciaire. Malheureusement, cette option n’a pas été exercée par les responsables en 2013.

Néanmoins, comme le note Thomas, les paiements cessèrent.  Et l’action en justice commença.